19 janvier 2019
Une lecture magnifique: Le Lambeau
Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018, 510 pages.
Ce livre offre une lecture exceptionnelle. C’est avec beaucoup d’émotions, d’attention et de plaisir que j’ai parcouru ce livre. C’est à mon avis un des meilleurs livres qu’il m’a été donné de lire. Cet auteur a une plume exceptionnelle et une culture raffinée qui apporte une valeur ajoutée inestimable à la lecture. La manière dont il décrit les événements, les sensations et les situations est remarquable. Le lecteur partage toutes les étapes que vit l’auteur. Je cote ce livre 5/5. J’ai apprécié chaque minute de cette lecture.
Philippe Lançon est un journaliste qui collaborait avec Charlie Hebdo et qui était présent lors de la tuerie ayant eu lieu en janvier 2015. Il est un des rares survivants. Ce qu’il relate dans ce livre, c’est le long chemin d’une guérison qui sans doute ne sera jamais complète. En effet, l’épilogue nous permet de penser que la violence dont il a été victime est toujours présente et qu’il la ressentira toute sa vie. Les séquelles de cet attentat remonteront toujours à la surface malgré les efforts effectués pour reprendre le cours de sa vie. Revenir du monde des survivants apparaît comme une tâche insurmontable, malgré tous les efforts consentis. Le choc de la blessure refait surface à des moments inattendus. Malgré tous le efforts, la vie ne peut continuer comme avant.
Cela étant, le livre fait pénétrer le lecteur dans un processus de guérison de blessures physiques, mais également psychologiques. Ce long processus se déroule sous les yeux du lecteur qui partage toutes les étapes d’abord techniques, puis médicales et graduellement psychologiques, d’une guérison voulue, crainte et malgré tout optimiste, dont l’auteur ne sort pas indemne. Les étapes de ”ses” guérisons sont présentées avec intelligence et une précision pratiquement chirurgicale. L’auteur très cultivé, a beaucoup voyagé et il nous permet de partager et comprendre un grand nombre d’étapes de son processus de guérison par la référence à des auteurs, des compositeurs et des cultures.
Le récit débute sur l’attentat présenté d’une manière sobre et plutôt journalistique, l’auteur étant d’abord journaliste. Nous suivons le personnage dans les étapes personnelles préalables à l’attentat. Cela permet au lecteur d’apprivoiser les événements qui vont suivre. La candeur de ces premiers chapitres permet la rencontre avec un auteur cultivé, réaliste et précis dont les capacités d’analyse et de réflexion laissent entrevoir une lecture intéressante. Des phrases comme celle-ci (p. 29) campent les attentes quant à la qualité de l’oeuvre: ”Dans le monde des bavards à opinion instantanée, chacun ou presque allait forcément donner son avis, puisqu’il s’agissait de Houellebecq”. Déjà on constate la capacité de l’auteur à observer et à saisir l’essentiel de certaines impressions. Aussi, à la page 33 en parlant d’un ancien journaliste ami de ses parents et de son époque: ”Une époque professionnelle que j’ai à peine connue, sinon, justement, par des individus comme lui. Elle se retirait, comme la marée, au moment où j’ai mis pour la première fois le pied dans l’eau.”
L’auteur rapporte des citations de ses lectures et les situent dans le moment présent de sa vie ce qui rend la lecture très intéressante. Par exemple, quand il fait l’inventaire de sa bibliothèque et qu’il tombe sur un livre offert par un ami lors d’un séjour à Medellin. Il cite un poème attribué à Borges (p. 71) ” Nous sommes déjà l’oubli que nous serons” et de ce fait pose un premier jalon du drame qui va suivre. Plus loin (p. 134) son diagnostic sur ses conditions hospitalières est criant de réalisme et laisse entrevoir la suite de son parcours: ”L’hôpital est un lieu à l’emploi du temps serré, où tout est action, tension, attente, discipline et crise de nerfs, comme à l’armée; un lieu où, pendant les trois premiers mois, je suis devenu, parce qu’il le fallait bien, un athlète en chambre”. Aussi plus loin (p.136) ”J’ai cru tout ce qu’on me disait parce qu’il fallait le croire pour que ça ait une chance d’arriver un jour, plus tard, le plus vite possible. Tout allait mal, mais tout irait mieux, donc tout allait bien. J’ai également inventé un mot pour ça: il faut être ”mieux mieux”” et la suite… Il s’en suit une description émouvante, chirurgicale du processus de sensibilisation du patient-auteur face aux nombreux défis de sa reconstruction. C’est particulièrement délicat mais percutant.
Quand arrive la reconstruction de son visage, l’auteur découvre ce qu’il appellera son”lambeau” (p. 249), soit le terme médical de sa reconstruction. C’est l’essence de sa reconstruction d’où le choix du titre du livre. Puis nous pénétrons davantage dans l’environnement du processus de la guérison. Le réalisme est toujours très présent malgré les tentatives d’évasion dans la musique ou autre centre de distraction.
Un peu plus loin, à la suite des nombreuses tentatives d’explications de l’attentat par différents commentateurs et en référence au livre de Houellebecq venant de sortir ( La soumission) il écrira (p. 284) ”Ma chambre débarrasse l’air des mots qui flottent dans des habits trop grands pour eux, et qui les rendent vains. Les tirades finissent dans les tuyaux”. Et plus loin quand il réfère à la réaction de ses amis (p. 305) ” Je suis devenu une étroite carotte glaciaire creusée par l’attentat dans leurs vies”. Cela est cru mais combien juste. Aussi, quand il débute un traitement de psychologie, il écrit (p. 311): ”On sème da la psychologie là où l’on ne comprend rien, me disais-je. Je la regardais fleurir dans ma chambre sourde, comme une plante carnivore dans une serre…” et ensuite, en parlant de sa relation avec son ancienne compagne venue l’accompagner, il écrit: ”Ce temps descendait sur nous comme un nuage. Une fois dedans, tout de nous serait effacé par l’imperceptible gomme de l’instant vécu, tout, l’événement, ses conséquences, notre passé, notre avenir, et tout ce que nous avions réussi ou raté.”…. puis. ”À quoi bon fixer des instants dont les traces elles-mêmes ne signifient plus rien?” (p. 312).
Et plus loin son réalisme et sa reconnaissance s’expriment dans quelques phrases (p. 345) ”Ceux qui sont entrés dans le cocon cet hiver-là habitent un monde à part, celui des tisserands qui m’ont aidé à refaire la tapisserie déchirée et qui, sans le savoir ou en le sachant, m’ont dégagé de la pression du temps”. Plus tard quand la récupération post-chirurgicale n’atteint pas les objectifs (p.434) il souligne: ”quand l’intensité devient la règle, on est ravi de s’y soumettre, et ce qui en paraît dépourvu ressemble à du temps mort, faisant de soi une espèce de fantôme.” Il reconnaît aussi du même coup ses propres faiblesses devant l’attention ou plutôt la perte d’attention post-urgence, dont il fait les frais (p.438) ”Aussi embarrassantes soient-elles, on s’habitue vite aux mesures qui nous rendent exceptionnels.”
L’auteur termine son livre sur son premier événement mondain à son retour à une partie de sa vie d’avant l’attentat et réfère aux échanges avec Michel Houellebecq lequel emprunte à St. Mathieu cette phrase: (p.502) ” Et ce sont les violents qui l’emportent”.
C’est la fin du récit. Mais dans l’épilogue il cite le courriel de sa chirurgienne après l’attentat suivant au Bataclan cette fois, alors qu’il est à New York (p. 510) ”Je suis heureuse de vous savoir loin. Ne rentrez pas trop vite”. C’est tout un message!
C’est un livre magnifique sur notre époque.
Rita Dionne-Marsolais
31 décembre 2018